Dans un article d’opinion intitulé « Decolonizing the Academy » et publié sur le site web Inside Higher Education, Steven Mintz, professeur d’histoire à l’Université du Texas à Austin, offre des éléments de réponse à la question : que signifie l’appel à décoloniser les études supérieures?

Les communautés marginalisées par l’histoire officielle sont toujours peu ou mal représentées dans les savoirs universitaires, et ce, malgré des percées indéniables. Ainsi, l’accessibilité, la persévérance et la réussite des étudiant·es issu·es de ces communautés demeurent un défi. Devant ce constat, plusieurs voix s’élèvent et appellent à la décolonisation de l’éducation.

Enjeux

Au regard de cette injonction à « décoloniser l’Académie », l’auteur se demande :  

  • Est-ce qu’intégrer des voix étouffées par l’histoire officielle aux savoirs universitaires suffit au processus de décolonisation? Ou faut-il refonder les savoirs de fond en comble, en défiant « les concepts, les structures de connaissances et les normes qui ont vu le jour à l’époque de l’expansion européenne ? »
  • Est-ce que faire preuve d’esprit critique face aux savoirs dominants suffit? Ou faut-il « repenser la manière dont les preuves sont évaluées, dont les textes sont lus et dont les connaissances sont produites, validées et diffusées ? »
  • Si la décolonisation des savoirs demande d’être à l’écoute des voix étudiantes, cela implique-t-il que les rapports de pouvoir au sein même de la classe doivent être dévoilés?

Lieu de savoir, lieu de pouvoir

L’éducation demeure souvent une clé privilégiée pour accéder à de meilleures conditions socioprofessionnelles. Cela dit, Mintz rappelle que, historiquement, l’éducation et la colonisation ont toujours travaillé main dans la main. Les pensionnats pour enfants autochtones où les éducateurs tentaient d’annihiler l’identité autochtone en est un exemple éloquent, selon l’auteur.

Mintz rappelle que les établissements d’enseignement ont longtemps poursuivi des « objectifs non éducatifs ». Les historiens au service des pouvoirs incarnent bien ce fait, selon lui. L’histoire patriotique enseignée n’était pas neutre et ne visait pas l’objectivité, mais bien l’éducation à une vision étroite de la citoyenneté.

De plus, l’université aurait figé les « clivages socio-économiques », étayé les différences de genre et de classe, et valorisé uniquement l’intelligence forgée dans un cadre académique, selon lui.

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Le corps professoral, allié de la décolonisation des savoirs

Ultimement, pour décoloniser les savoirs, l’appui des professeur·es est essentiel. Le corps professoral constitue la pierre angulaire du système. En effet, ils·elles ont un rôle crucial à jouer dans ce processus, selon l’auteur :

« Les professeur·es ont la responsabilité, en tant qu’intellectuels, de remettre en question les paradigmes et les hiérarchies établis ; de lutter contre l’effacement (ou la simple ignorance) des connaissances produites par ceux qui ne font pas partie des institutions établies ; de mettre en lumière les contributions, les idées et les expériences de tous ; et de reconnaître les façons dont les relations de pouvoir façonnent la production, la diffusion et l’application des connaissances. »

Mintz, S. (2021). Decolonizing the Academy. Inside Higher education.

Cinq « espaces » à décoloniser

1. Redéfinir les programmes d’études

Pour Mintz, décoloniser les programmes d’études ne signifie pas simplement être plus inclusif, mais implique « [de problématiser] également les paradigmes établis, [d’aborder] les questions de pouvoir, de hiérarchie et d’équité, [de retracer] l’origine des idées et [de montrer] comment les concepts clés ont été utilisés à bon ou mauvais escient. »

2. Réimaginer les plans de cours

Selon l’auteur, le plan de cours permettrait d’orienter l’intentionnalité du cours. Par exemple, l’élaboration d’une bibliographie par le professeur·e doit être longuement murie afin d’inclure des voix et des postures variées, voire discordantes. De plus, le plan de cours doit refléter l’importance du débat et inclure des stratégies pédagogiques qui permettent aux individus de forger leur propre compréhension des enjeux. Le plan de cours doit, enfin, inviter et inciter les étudiant·es à une posture d’autoapprentissage, selon Mintz.  

3. Réimaginer la dynamique de la classe

Si revisiter les contenus s’avère essentiel, la « décolonisation de la classe » passe par les modes de gestion de celle-ci. Comment inciter les étudiant·es à prendre la parole, à s’investir dans le cours, à témoigner de l’intérêt pour la matière, cela en respectant une éthique de la discussion?

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L’auteur invite à prendre conscience « du fait que les salles de classe sont des lieux de pouvoir, de privilèges, de hiérarchie, d’inclusion, d’exclusion et de normes implicites sur les formes appropriées d’argumentation et de comportement qui reflètent elles-mêmes certaines présomptions culturelles sur le genre, la race et d’autres variables. »

4. Repenser les pédagogies

Steven Mintz invite les professeur·es à entreprendre une refonte pédagogique. Pour appuyer son point de vue, il s’appuie sur l’ouvrage Pédagogies des opprimés de Paulo Freire qui oppose deux formes d’enseignement : soit inculquer de la matière à des étudiant·es qui seraient de purs réceptacles ou plutôt « créer un environnement d’apprentissage » collaboratif où chacun apprend des autres. La classe devrait être, selon Freire, un lieu de libération de la parole des étudiant·es issu·es de communautés marginalisées de l’histoire.

5. Accompagner les étudiant·es dans leur maîtrise des savoirs

Si beaucoup a été fait pour améliorer l’accessibilité aux études supérieures, il resterait encore à faire. Il faudrait que tous les étudiant·es puissent accéder aux savoirs et participer à sa production. L’auteur appelle les professeur·es à se questionner sur certaines pratiques d’enseignement toxiques qui mèneraient les étudiant·es à abandonner leurs études.

Selon Mintz, afin d’accompagner les étudiant·es vers leur réussite scolaire, les professeur·es doivent être « des mentor·es, des conseiller·ères, des tuteur·trices, des coachs et tendre la main de manière proactive aux étudiant·es pour devenir des partenaires dans leur parcours d’apprentissage ».

Un mouvement de fond

Tous et toutes ne se réjouissent pas devant l’appel à la décolonisation des études supérieures, qui risquerait, selon certain·es, de détourner l’attention vers des réalités secondaires à l’enseignement. L’appel contribuerait à établir une culture de la censure sur les campus. Il mènerait à défier « la rigueur et l’indépendance du corps professoral ».

Or, pour l’auteur, les tenants de ce mouvement aspirant à décoloniser les savoirs ont identifié des problèmes et des enjeux réels d’iniquité, qui doivent être abordés franchement.

« Pour tous ceux [et celles] d’entre nous qui pensent qu’une éducation libérale est censée être libératrice, libérant ses bénéficiaires des superstitions et des traditions dépassées, ces engagements ne relèvent-ils pas tout simplement du bon sens ? »

Mintz, S. (2021). Decolonizing the Academy. Inside Higher education.

Références : Mintz, S. (2021). Decolonizing the Academy. Inside Higher education.

Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : François Maspéro.